mardi 31 mars 2015

L'HUMANITUDE




Humanitude : pour rester en relation avec les personnes et partager avec elles émotion et sentiment, il faut un « prendre soin » fondé sur toutes les caractéristiques qui permettent aux hommes de se reconnaître les uns les autres.




     « Il est des situations privilégiées, hélas fort peu fréquentes, où les personnes impliquées dans une action de groupe particulièrement exaltante semble subir une mutation intellectuelle, affective et comportementale. (…) le mot humanitude a déjà été proposé, il y a trente cinq ans et repris en 1995 pour qualifier la relation de bientraitance vis-à-vis des personnes âgées. Le sens que nous donnons ici à humanitude n’est pas limité à la bienveillance et porte l’idée d’émancipation collective car, au-delà de la compassion, il vise la recherche active de solutions partagées. Je ne connais pas de mot qui embrasse toutes les qualités que peut manifester une personne en communion avec ses semblables pour proposer, en responsabilité, des actions bénéfiques au plus grand nombre.
     En effet, si le substantif « humanisme » signale le caractère altruiste, empathique, fraternel, qui se manifeste dans l’humanitude, il ne dit rien sur l’intelligence collective qui permet d’apporter des propositions concrètes. Ceux qui on vécu Mai 68 se souviennent de l’empathie presque générale qui s’était emparée des usagers du métro ou de personnes croisées un peu partout : c’était comme si chacun éprouvait soudain le sens du mot fraternité et s’étonnait de n’en avoir rien su auparavant. Dans l’allégresse partagée, et souvent sans motif évident, on se souriait, échangeait des plaisanteries ou des idées un peu loufoques, on s’entraidait sans qu’il soit besoin de demander. Le monde était à nous parce qu’un autre monde semblait possible, libéré des méchants, des exploiteurs, des emmerdeurs et castrateurs, un monde où l’on aurait le droit de vivre intensément chaque instant, de le transformer en fête des sens et de l’esprit, de communier avec chacun qui n’est plus un inconnu, de découvrir le goût et l’aptitude pour le bonheur simple, l’échange, l’imagination, et le respect des gens.
     Cette mutation de l’Homo economicus en Homo enfin sapiens sapiens, celui qui agit en
conscience, se réalisait dans une situation où bien peu étaient réellement acteurs, seulement contemporains d’un mouvement débordant la médiocrité quotidienne en ouvrant des fenêtres généreuses et fantasques sur la « vraie vie ». Un phénomène comparable peut exister, par exemple à l’occasion d’une grande manifestation publique où s’expriment, dans l’enthousiasme et le nombre, des idées joliment utopiques mais largement partagées, ou à l’occasion d’une grève soutenue qui amène à des complicités profondes avec des collègues qu’on ignorait au quotidien.
Les avancées politiques et sociales obtenues depuis deux siècles ne résultent pas directement du suffrage universel, mais d’abord des luttes sociales, des mouvements à caractère révolutionnaire où fleurissait l’humanitude et qui ont été capables d’imposer ces avancées au législateur : abolition des discriminations raciales ou de l’esclavage, droit des minorités et des femmes, décolonisation, droits sociaux…


     L’humanitude n’est pas une qualité individuelle, elle ne jaillit pas d’un mouvement solidaire, mais par l’émulation qui naît au sein d’un groupe en effervescence intellectuelle, morale et affective. Elle figure le meilleur de l’humanité et de l’intelligence partagée. Dans Douze hommes en colère (film de 1957), le réalisateur Sidney Lumet montrait comment des jurés en viennent à innocenter un homme dont la culpabilité était initialement certaine : contre les jugements trop rapides, c’était un éloge de la réflexion et de l’esprit critique de citoyens gagnés par l’humanitude.


     C’est la même humanitude qui se manifeste dans les conférences de citoyens. Celles-ci stimulent l’exaltation de personnes qui découvrent leur capacité à maîtriser un sujet compliqué et ignoré il y a peu, en inventant des solutions auxquelles les experts n’avaient pas pensé ou qu’ils avaient négligées, en éprouvant la puissance du collectif pour élaborer un avis qui échappe aux mesquineries des intérêts particuliers, en esquissant une nouvelle identité où ils peinent à se reconnaître tant elle est faite de savoir, de rigueur et d’altruisme, et en cultivant l’hypothèse que le monde pourrait être changé grâce à cette œuvre à laquelle ils participent. Selon un expert allemand des jurys citoyens, « toutes les études démontrent que les conclusions sont fortement marquées par la recherche de l’intérêt général. Sa défense est un rôle si attrayant que les citoyens vont jusqu’à proposer des solutions qui vont parfois à l’encontre de leurs propres intérêts. C’est ainsi qu’aux États Unis les jurys citoyens ont demandé une augmentation des impôts ». Pour la plupart, ces citoyens s’attristent de devoir retourner à la médiocrité où la condition ordinaire les condamne, à l’issue d’une telle communion intellectuelle et humaniste avec quelques uns de leurs semblables. Ainsi on peut observer « la transformation personnelle que beaucoup de membres des panels disent avoir subie : l’expérience les marque, certains changeant de métier, de mode de vie, s’impliquant dans la vie publique comme ils ne l’avaient jamais fait ». Malgré leur pouvoir informatif ou catharsique, aucune des autres procédures « participatives » n’est capable, au moins le temps d’élaboration d’un avis, de transformer un être banal en citoyen responsable capable d’humanitude. En ce sens, il faut craindre que l’engouement croissant pour faire de l’internet un outil majeur de l’élaboration démocratique vienne briser l’élan d’empathie,
lequel passe aussi par la communion physique, les regards complices, les émotions que traduisent les visages.


     C’est surtout l’humanitude qui fait l’originalité d’une conférence de citoyens et ce phénomène nous semble découler d’une levée soudaine de la chape oppressive qui inhibait au jour le jour l’intelligence, la générosité, la volonté de savoir et décider. La conférence de citoyens est l’occasion d’une rébellion paisible mais intégrale contre la domestication. Cela ne suffit pas pour conduire une révolution sociale impliquant la majorité de la population, mais donne à espérer dans les capacités humaines pour définir et réaliser de véritables changements. Car les gens qui peuplent nos sociétés sont rarement admirables : souvent lâches, bêtes et égoïstes, la plupart ne sont que la forme inhibée d’Homo sapiens comme la chenille rampante contient le papillon. Permettre la métamorphose, même dans un bref échantillon, c’est constater que l’imago vaut mieux que la larve et qu’il peut s’épanouir chez le plombier ou la ménagère, le bourgeois ou le travailleur précaire, l’apolitique ou l’électeur d’extrême droite… Il s’agit d’une sorte de miracle, qu’ont observé presque tous ceux qui ont organisé ou participé à de telles procédures. Peut être n’est ce possible que grâce à la sélection des seuls volontaires pour constituer un jury citoyen ? En effet, parmi les personnes tirées au sort mais qui ont refusé ce mandat, exigeant et non rémunérateur, on peut penser que certains auraient manqué de l’aspiration curieuse et altruiste nécessaire pour transformer en « super citoyens », c'est-à-dire en personnes pleinement conscientes que la solidarité est le meilleur ciment de l’humanité.
Par l’acceptation d’une mission collective d’intérêt public, l’émulation naît dans ce petit groupe et éveille la conscience universaliste de ceux qui ne combattent pas pour prendre ou garder le pouvoir. Ainsi se révèle le meilleur de l’humanité. Pourtant, il ne s’agit pas d’élitisme quand ce sont les élus du sort eux même qui valident leur participation, offert par le hasard, et que leur rôle fugace et bénévole se concentre sur le bien commun.


     Croire aux vertus de la citoyenneté, ce n’est pas célébrer les êtres humains en l’état où les a placés la société, c’est ne pas douter qu’un citoyen sommeille en chacun et s’efforcer de l’éveiller, c’est cultiver l’humanitude pour faire du gogo un citoyen. Dans l’immédiat, et pour cultiver au plus tôt la capacité d’humanitude, en faire désirer les effets, les enfants pourraient consacrer davantage de temps aux échanges pour des créations collectives (dessins, scénario, chant choral, théâtre…).

     Si des conditions opportunes sont capables de révéler l’humanitude, on peut se demander si cet état de l’humain est le fruit d’une levée d’inhibition ou celui d’une stimulation. L’humanitude est elle empêchée dans les conditions usuelles, ou bien des conditions exceptionnelles sont elles capables de créer cet état ? On peut remarquer le rôle de l’économie capitaliste pour maintenir les populations dans une situation d’inhumanitude mais d’autres formes de société semblent aussi y parvenir. Ainsi, même dans les sociétés dites « primitives », une certaine hiérarchie et l’attribution de rôles affectés aux divers membres pourraient freiner les manifestations d’humanitude.
     Dans nos sociétés néo libérales, une dispute oppose ceux qui accusent le système de « flatter les bas instincts » avec les jeux d’argent, la culture de compétition, le culte de la réussite, etc., à ceux qui répondent qu’on ne doit pas refuser aux gens ce qui les rend heureux. Mais, ce qui indigne finalement si, comme défendu ici, les êtres humains ne sont pas ce qu’ils paraissent, s’ils peuvent plus et mieux, c’est la dérision qui fait nommer démocratie un mode d’administration du monde qui ignore (qui craint ?) ce supplément d’âme et d’intelligence, qui parque les humains dans un troupeau existentiel n’accédant à la vraie liberté que par des lucarnes intermittentes.
     La démocratie ne peut se suffire de l’exécution des pulsions de l’humain inachevé, mais c’est pourtant là la seule exigence des démocrates aujourd’hui. Si notre système politique ne peut qu’entretenir cette illusion grâce à l’aliénation des majorités à coups de sondages, de débats publics ou d’élections, c’est qu’il s’adresse toujours à la part la plus médiocre de l’humain. Ainsi va la comédie politique…


     Dans un récent essai, Jeremy Rifkin voit se succéder trois âges de l’humanité. L’âge de la foi a été suivi par l’âge de la raison, mais les atteintes terribles de l’homme à sa planète et la mondialisation des cultures ouvrent une nouvelle période qu’il nomme l’âge de l’empathie. Cette empathie, constitutive de notre psyché, est presque toujours masquée, mais elle appartient bien à l’humanitude. « Si la nature humaine est matérialiste jusqu’à la moelle – égoïste, utilitariste, hédoniste -, on ne peut guère espérer résoudre la contradiction empathie-entropie. Mais si, au plus profond, elle nous prédispose à …, l’élan empathique, il reste au moins possible d’échapper au dilemme, de trouver un ajustement qui nous permette de rétablir un équilibre durable avec la biosphère » écrit Rifkin. Laissons-lui son engouement persistant malgré tout pour une « troisième révolution industrielle », malgré les périls de l’anthropocène. L’empathie ne devrait être capable de sauver l’espèce du mauvais pas où elle s’est fourrée, à force de progrès, qu’en affirmant la fin des illusions de maîtrise. Mais nous partageons cette vision d’un sursaut nécessaire en plaçant le meilleur de l’humain en position de piloter l’avenir.

Pour sa part, Patrick Tort, historien fervent du darwinisme, a développé l’idée d’un « effet réversif de la sélection » : au-delà des caractères avantageux pour l’espèce, l’évolution a sélectionné chez l’homme la civilisation et ses vertus morales, ainsi « une sympathie altruiste et solidaire dont les deux principaux effets sont la protection des faibles et la reconnaissance indéfiniment extensible de l’autre comme semblable ».



     Le discours biologisant sur la « lutte pour la vie » et sa version néo libérale d’ "économie compétitive" qui soutient la pensée politique hégémonique aujourd’hui ne répondent plus (ne répond pas) à la crise dramatique de nos sociétés et de leur rapport à la nature. Des concepts souvent estimés vieillots comme l’altruisme, l’empathie ou la solidarité doivent sortir de la boite moralisatrice où ils étaient confinés pour devenir forces de proposition à travers la culture de l’humanitude. »





Extrait de « l’Humanitude au pouvoir. Comment les citoyens peuvent décider du bien commun » de Jacques TESTART aux éditions SEUIL, janvier 2015.








Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire